Contexte de l'affaire
L’affaire concerne un salarié embauché en 1996, d’abord sous contrat à durée déterminée, puis en contrat à durée indéterminée à compter de 1997. Il a été promu administrateur réseau en janvier 2000 par un avenant stipulant que sa rémunération dépendait de ses responsabilités et non du temps consacré aux missions. Le salarié a démissionné le 19 avril 2021 avant de saisir le conseil de prud’hommes en octobre 2021.
Il demandait que soit constatée la nullité ou, à tout le moins, l’absence d’effet de la convention de forfait en jours appliquée par l’entreprise et il sollicitait la requalification de sa démission en prise d’acte produisant les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Il invoquait notamment une surcharge de travail durable et une dégradation de ses conditions d’exécution du contrat.
La cour d’appel de Bourges a rejeté sa demande en considérant que la démission était claire et non équivoque. Elle a relevé que la surcharge de travail existait depuis longtemps et ne constituait pas un événement déterminant au moment de la rupture. Le salarié a formé un pourvoi.
Extrait de Cass. soc. du 13 novembre 2025, n°23-23.535
"Réponse de la Cour
Vu les articles L. 1231-1, L. 1237-2 et L. 1235-1 du code du travail :
7. Il résulte de ces textes que la démission est un acte unilatéral par lequel le salarié manifeste de façon claire et non équivoque sa volonté de mettre fin au contrat de travail. Lorsque le salarié, sans invoquer un vice du consentement de nature à entraîner l'annulation de sa démission, remet en cause celle-ci en raison de faits ou manquements imputables à son employeur, le juge doit, s'il résulte de circonstances antérieures ou contemporaines de la démission, qu'à la date à laquelle elle a été donnée, celle-ci était équivoque, l'analyser en une prise d'acte de la rupture qui produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits invoqués la justifiaient ou, dans le cas contraire, d'une démission.
8. Pour dire la démission du salarié claire et non équivoque et rejeter sa demande en requalification, l'arrêt retient que le salarié supportait une pression en lien avec les responsabilités qui lui avaient été confiées, et une charge excessive de travail établie notamment par l'ampleur des heures supplémentaires retenues, mais que le manquement fautif de l'employeur qui pensait son salarié soumis à une convention de forfait régulière n'est pas démontré alors que de nombreuses journées de RTT ont été accordées au salarié et que la chronologie des candidatures de celui-ci à un départ volontaire dans le cadre du PSE et au cours de son entretien d'évaluation annuelle permet d'affirmer que la surcharge de travail invoquée, qui existait depuis de nombreuses années, ne constituait pas une circonstance contemporaine et déterminante de la démission, rendant impossible la poursuite du contrat de travail.
9. En statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que le salarié avait, préalablement à la démission, fait état de l'importance de sa charge de travail lors des examens médicaux réalisés pour le contrôle de la santé au travail, alerté sa hiérarchie par un courriel du 10 octobre 2019 sur sa situation critique du fait de cette charge de travail devenue insupportable, sollicité une visite du médecin du travail le 24 octobre 2019 en signalant un contexte de surcharge de travail, et exposé, lors de l'entretien individuel d'évaluation annuelle ayant eu lieu le 2 février 2021 et dans ses commentaires annexés du 22 mars 2021, que l'équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle n'existait pas, que son périmètre d'intervention, trop vaste, sur différents fuseaux horaires et sans « backup », entraînait une charge mentale très élevée et permanente, mal vécue personnellement, ce dont elle aurait dû déduire l'existence d'un différend rendant la démission équivoque, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
10. La cassation prononcée n'emporte pas celle des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant l'employeur aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par d'autres condamnations prononcées à l'encontre de celui-ci et non remises en cause."
Décision de la Cour
Le cadre juridique
La Cour rappelle les articles L. 1231-1, L. 1237-2 et L. 1235-1 du Code du travail, qui définissent la démission comme un acte unilatéral devant exprimer sans ambiguïté la volonté du salarié de rompre le contrat. Lorsque le salarié invoque des manquements imputables à l’employeur et que des éléments antérieurs ou contemporains montrent que la démission est équivoque, le juge doit l’analyser comme une prise d’acte, laquelle produit les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits avancés sont établis.
L’erreur de la cour d’appel
La Cour de cassation relève que la cour d’appel avait elle-même constaté l’existence d’une surcharge de travail documentée et persistante. Le salarié avait signalé ses difficultés lors de visites médicales et avait alerté sa hiérarchie dès octobre 2019 par un courriel présentant sa situation comme critique. Il avait sollicité une visite du médecin du travail quelques semaines plus tard en raison de la surcharge persistante.
Lors de son évaluation annuelle de février 2021, il avait mentionné un périmètre d’intervention trop étendu, des responsabilités exercées sur différents fuseaux horaires, une charge mentale très élevée et une impossibilité de concilier vie professionnelle et vie personnelle.
Dans ses commentaires annexés de mars 2021, il insistait sur l’état d’épuisement généré par le volume d’activité.
Ces éléments démontraient que le différend lié à la charge de travail était encore présent au moment de la démission d’avril 2021.
La Cour juge que la cour d’appel aurait dû en déduire que la démission était équivoque. En affirmant qu’elle était claire et non équivoque alors que les circonstances contemporaines indiquaient une contestation forte et persistante, la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences de ses propres constatations.
La portée de la cassation
La cassation est partielle. Elle concerne uniquement les chefs du dispositif relatifs à la qualification de la démission et aux demandes subséquentes portant sur les indemnités de licenciement et les dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. L’affaire est renvoyée devant la cour d’appel d’Orléans pour qu’elle apprécie à nouveau, au regard des faits retenus, si la démission doit être requalifiée en prise d’acte. Les autres condamnations, notamment celles relatives aux dépens et à l’application de l’article 700 du Code de procédure civile, demeurent puisqu’elles reposent sur des points non remis en cause.
Impact en paie
La cour rappelle que la qualification de la démission ne dépend pas seulement de la lettre envoyée par le salarié mais également du contexte dans lequel elle est donnée. Lorsqu’un salarié exprime, avant de démissionner, une charge de travail jugée excessive, un déséquilibre entre vie professionnelle et vie personnelle ou des difficultés persistantes liées à l’organisation du travail, une vigilance accrue s’impose. Une démission donnée dans ce contexte peut être interprétée comme une réaction à des manquements imputables à l’employeur.
Une requalification en prise d’acte peut entraîner l’octroi d’une indemnité légale ou conventionnelle de licenciement, le versement d’une indemnité compensatrice de préavis et des congés payés correspondants, ainsi que des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
La question de la surcharge de travail, évoquée ici, est également liée au suivi des conventions de forfait en jours. Une convention irrégulière peut conduire à des rappels d’heures supplémentaires, à la remise en cause du suivi des repos et à des demandes d’indemnisation pour atteinte à la santé du salarié. Il appartient à l’employeur de vérifier le caractère régulier du forfait, la tenue des entretiens annuels obligatoires et la traçabilité des jours travaillés.
Enfin, cette décision montre que l’existence d’alertes documentées, adressées à la hiérarchie ou au médecin du travail, est un indicateur fort de l’existence d’un différend.